top of page

Turquie : la Bogazici entre lutte pour l’indépendance et soulèvement contre un pouvoir autoritaire


Article écrit avec Noémie Cadeau pour Le vent se lève


En Turquie, les libertés universitaires sont de nouveau menacées en ce début d’année 2021. A la célèbre université du Bosphore (Boğaziçi en turc), les manifestations estudiantines contre la nomination d’un recteur proche du gouvernement durent depuis un mois. La mobilisation contre ce “putsch universitaire” prend néanmoins de l’ampleur et déborde la sphère académique. Le combat pour l’autonomie de Boğazici est en train de se transformer en bataille pour les libertés universitaires en général, sur fond de polarisation de l’espace politique et social.






Une nomination polémique sur fond de répression politique


Le 2 janvier 2021 Melih Bulu est nommé président de l’université de la Bogazici par le président de la République turque, Recep Tayyip Erdogan. L’université est réputée pour la qualité de son enseignement et connue pour former les élites libérales du pays. En ce début de 2021, l’université se soulève contre une nomination tout aussi illégale sur le plan interne que symbolique sur le plan externe. Un mois après le début des manifestations, la répression étudiante s’est considérablement durcie et l’enjeu a pris une ampleur nationale.


Alors que les étudiants avaient déjà dénoncé la nomination forcée de l’ancien président en 2016, la contestation de cette pratique a pu aboutir à une réelle mobilisation en ce début d’année grâce au soutien des professeurs qui se sont, pour la première fois, soulevés sur le campus et à l’extérieur. À partir du 4 janvier, étudiants et enseignants de la Bogazici se sont donc retrouvés pour dénoncer la nomination de Bulu dans des slogans et chants communs qui ont réunis près de 2500 personnes au plus fort des mobilisations. Soutenus par d’autres universités d’Istanbul et du reste du pays, ils ont très rapidement été confrontés à un lourd dispositif policier et militaire aux abords du campus, renforcé par des dizaines de policiers en civil à l’intérieur même des locaux et d’équipes de nuit chargées d’effectuer des descentes au petit matin dans différents quartiers d’Istanbul pour aller chercher chez eux des étudiants. Aux manifestations de rues de la première semaine se sont progressivement substitués des seatings devant le bureau du Président ainsi que des boycotts de cours en concertation avec les différents responsables de département. Malgré la pression des examens de fin de semestre et de la répression policière (une cinquantaine de garde à vue pour la première semaine), la ferveur de la mobilisation constitue un phénomène inédit depuis le coup d’État, voire même depuis les protestations de Gezi en 2013. Le mouvement s’est considérablement durci au cours de la première semaine de février, entraînant l’arrestation de militants LGBTQ+ sur fond de polémique nationale. À l’heure actuelle, le mouvement s’intensifie et les lignes bougent : alors que des étudiants organisaient une exposition sur leur lieu de manifestation à l’intérieur du campus, quatre d’entre eux ont été arrêtés, dont deux inculpés, pour avoir placé une représentation de la kabba entourée d’un drapeau multicolore au sol. Du pain béni pour les médias proches du pouvoir qui se sont empressés de dénoncer, dans les pas d’Erdogan, la “petite frange d’extrémistes perverts et en dehors de l’humanité” qui se mobilise à la Bogazici. Qu'à cela ne tienne, l'arrestation sur le campus de 159 étudiants le 1er février, de 104 manifestants dans les rues d’Istanbul et 59 dans celles d'Ankara a trouvé écho dans les casseroles qui raisonnent le soir dans les quartiers séculaires de la ville et sur les messages de solidarités venus du pays entier.


Si le caractère illégal de la nomination ne fait aucun doute, c’est la personnalité de Bulu, ancien candidat de l’AKP et proche du pouvoir, qui explique l’ampleur de la mobilisation. Cet ancien élève de la Bogazici est en effet avant tout accusé de ne pas faire partie de la maison, à savoir du corps académique de l’université et de n’y avoir pas fait ses preuves vis-à-vis de ses pairs. Cette non-adéquation à la culture de la Bogazici ne s’arrête pas à la seule question du parcours académique de Bulu. Elle s’inscrit dans le rejet de l’ensemble des valeurs que portent le corps étudiant et enseignant de l’université. Première et seule université disposant de toilettes non genrées de Turquie, terrain associatif ouvert aux minorités et vivier militant pour les luttes féministes et LGBTQ+, la Bogazici représente un espace unique de militantisme et de recherche influencé par une certaine forme de libéralisme et une opposition courante au pouvoir en place. Autant de valeurs que la nomination d’un homme de l’AKP menace grandement. Habituée aux attaques récurrentes d’Erdogan qui aime à la présenter comme un repère d’élite acquis à l’occident, la Bogazici développe une culture d’opposition en réaction à la mainmise progressive du pouvoir sur l’enseignement supérieur initié sous la junte militaire. Les étudiants avaient ainsi défié dès 1992 la procédure autoritaire de nomination des recteurs en organisant des élections internes. Mis au pied du mur, le gouvernement est contraint de légaliser la procédure qui sera mise à mal en 2016 puis définitivement abolie par la nomination de Bulu en 2021. Cette dernière agit donc comme un phénomène déjà connu que la personnalité de l’homme aurait rendu particulièrement insupportable, d’autant plus qu’il jouit d’une réputation académique très négative. Il est notamment accusé de plagiat sur nombres de ces travaux, jusqu’à 50% de la troisième partie de sa thèse serait un copié-collé. Si c’est donc la personnalité même de Bulu qui a déclenché une mobilisation de grande ampleur, c’est la culture militante et une pratique politique propre à la Bogazici qui reprend du service.




La mise sous tutelle des universités poursuit son chemin


Il y a comme un sentiment d’urgence dans les voix et les messages qui se soulèvent partout dans le pays. Les cohortes de police qui ont envahi le quartier de l’université côtoient quotidiennement les étudiants dans une animosité partagée. C’est que tous savent l’importance de la lutte pour défendre cette institution, qui fait partie des rares universités encore indépendantes en 2021. Dans Libération, le philosophe Étienne Balibar et la politologue Zeynep Gambetti soulignent la tradition d’autonomie, de liberté scientifique et de respect des valeurs démocratiques propres à l’université. Ils rappellent par exemple la tenue en son sein d’un colloque international sur la situation des arméniens dans l’Empire ottoman d’avant 1915, qui lui avait valu les foudres des nationalistes et des conservateurs.


Au regard des cinq années écoulées depuis le coup d’État manqué, il semble que se joue ici un tournant supplémentaire dans les libertés de l’enseignement à l’échelle nationale. En 2016, Erdogan a mis en place un grand plan de “réforme totale de l’enseignement” dans le but de chasser des universités les "traîtres à la nation” et autres “terroristes”, en d’autres termes, une purge dans le corps académique. Dans la foulée immédiate du coup, 1500 doyens sont démis, alors que les universitaires sont assignés au pays dès le 20 juillet. C’est ensuite plus de 6 000 enseignants qui sont limogés par décret pour liens supposés avec le terrorisme, sans compter les démissions “volontaires” et les fuites à l’étranger. Si la vague de limogeage est impressionnante au tournant du putsch, elle fait partie intégrante de l'exercice autoritaire du pouvoir d’Erdogan sur le temps plus long. Le putsch manqué est l’occasion pour Erdogan d’intensifier une mise sous tutelle déjà bien entamée en début 2016 par la répression massive des signataires de la pétition “nous ne serons pas complices de vos crimes” qui revendiquent la levée des couvre-feux et la mise en place de pourparlers dans les zones kurdes aux alentours du 11 janvier 2016. Aux 1128 signataires s’ajoutent d’autres universitaires sur le banc des accusés aux fils des années. Le collectif des universitaires pour la paix, naît au lendemain de la pétition, recense au 26 janvier 2021 un total de 549 signataires exclus par décret, licenciés ou en retraite anticipée forcée, et 505 procédures disciplinaires en cours pour un total de 808 universitaires mis en accusation pour ‘propagande terroriste” et “insulte à la Turquie”. En 2017, c’est 171 mandats d’arrêts qui sont émis à l’encontre des enseignants et personnels de l’ancienne université Fatih d’Istanbul déjà interdite d'activité par décret présidentiel. Actuellement, ce sont trois universitaires, dont un doctorant en séjour en Turquie dans le cadre d’enquêtes pour sa thèse, qui sont détenus arbitrairement en attente de jugement dans une prison d’Istanbul. Derrière les chiffres des arrestations, c’est tout un monde académique qui s'essouffle progressivement entre réduction de l’accès au bourse pour certaines populations, restriction des domaines possibles de la recherche et infiltration des universités par les hommes d’Erdogan.


C’est dans cette perspective que doit être analysée la nomination de Bulu : un coup de filet dans une chasse aux universitaires entamée depuis de nombreuses années contre les libertés de la recherche et de l’enseignement déjà fortement fragilisées. Pour nombre d’étudiants et d’enseignants présents lors des manifestations, Bulu n’est qu’une marionnette à laquelle il faut s’opposer, mais qui cache en réalité tout un système de criminalisation de l’activité universitaire dont il est urgent d'interrompre le déploiement.



A la recherche d’un espace politique


Les libertés universitaires sont donc plus que jamais aux abois en Turquie. Néanmoins, il convient aussi pour estimer les conséquences et l’importance des mobilisations en cours à l’université du Bosphore de mesurer l’espace politique dont elles disposent au sein de l’agenda public turc. L’un des premiers indices de visibilisassions de ces manifestations est de constater la place qui leur est offerte dans les médias traditionnels. A ce sujet, le silence est la règle principale : que ce soit dans les journaux, à la télévision ou à la radio, les manifestations de l’université du Bosphore ont été évoquées seulement au plus fort des rassemblements, soit seulement durant une petite semaine autour du 4 janvier. Du reste, cette réunion est présentée comme épisodique, voire anecdotique dans les médias grand public. C’est donc principalement sur les réseaux sociaux que la résistance s’organise. De nombreux comptes ont vu le jour sur Twitter et Instagram afin de coordonner le mouvement. Il s’agit aussi de pouvoir diffuser une actualité alternative à coup d’articles, de vidéos ou de live des actions menées sur le campus. Cette information reste néanmoins parcellaire et accessible à un public restreint. Ainsi, comme nous l’explique Deniz, étudiant en Master de sociologie à l’université du Bosphore : « Quand vous êtes privé de votre liberté d’expression, cela restreint radicalement l’espace politique à votre disposition. Il est important de disposer d’un espace politique où vous pouvez être libre, où vous pouvez produire des informations sans aucune forme de restriction. »


Dans cet espace politique limité, il faut de plus faire face à un contre-discours politique qui tente de discréditer ces mobilisations. Le terme de « terrorisme » est ainsi régulièrement employé de façon impropre par le gouvernement pour évoquer ces mouvements étudiants. Le président turc en tête, dans un communiqué du 8 janvier 2021, a ainsi déclaré : « Öğrenciler Değil, Teröristler Var », que l’on peut traduire par : « Ce ne sont pas des étudiants, ce sont des terroristes ». Cette volonté de criminalisation des mouvements de contestation universitaires s’inscrit dans la continuité de toute la rhétorique déployée par l’AKP afin de qualifier ses opposants politiques de tous bords. Universitaires, intellectuels, artistes, journalistes, membres des partis d’opposition, personnalités kurdes, sont qualifiés indifféremment par le gouvernement de terroristes. Cette manipulation sémantique permet à l’AKP de se positionner dans l’opinion publique comme le garant de l’ordre en place, qui protège la population contre les ennemis de la nation. Cette rhétorique est d’autant plus employée depuis la tentative de Coup d’Etat de 2016, qui est désormais au cœur de la propagande gouvernementale. En témoigne actuellement dans l’espace public turc le nombre de lieux rebaptisés « 15 Temmuz » (15 juillet), de monuments érigés à la gloire de ce jour où la démocratie aurait été sauvée, selon la narration officielle de l’AKP.

Les libertés universitaires ne sont pas sorties indemnes non plus de cette tentative de putsch. Le gouvernement a profité du contexte d'État d’urgence et de panique générale pour licencier des milliers d’universitaires, pour engager contre certains établissements des poursuites judiciaires, mais surtout pour rétablir la nomination par décret des recteurs d’université. Cette procédure autoritaire avait été mise en place en 1980, suite au Coup d’Etat militaire. Les universités avaient alors perdu leur autonomie scientifique et administrative, mettant brutalement fin au cycle de mobilisation, de contestation et de politisation des années 1960-70 (Yilmaz, 2013). Le but des généraux est alors de repolitiser l’enseignement supérieur à droite et de promouvoir leurs idées patriotiques. Les forces de gauche (syndicalistes, groupes étudiants, universitaires, enseignants, militants de base) sont alors violemment réprimées. Durant les trois ans d’état d’urgence qui suivent le Coup d’Etat, des milliers de personnes sont arrêtées, torturées, parfois condamnées à l’exil ou portées disparues. La tutelle militaire s’abat sur les universités par le biais du Conseil de l’enseignement supérieur (YÖK), une institution étatique anti-démocratique, dont tous les membres sont choisis par le gouvernement. Le YÖK doit à son tour nommer les recteurs, doyens et professeurs. Les élections disparaissent, au profit d’une logique de nomination et de cooptation politique. Néanmoins, c’est encore une fois l’université Bogaziçi qui était parvenu à briser cette tutelle en 1992 en imposant au YÖK un candidat légitime à la suite d’élections internes. Pris de court, le Conseil de l’enseignement supérieur avait alors dû réformer le mode de sélection des recteurs, en remplaçant leur nomination par des élections. Cette reconquête de l’indépendance des universités a néanmoins été de courte durée. Le combat pour l’indépendance à Bogaziçi est ainsi emblématique et représentatif de celui de toutes les autres universités du pays.


Les mobilisations de l’université du Bosphore s’inscrivent donc dans un contexte historique éminemment significatif. Au-delà de la seule sphère universitaire, il s’agit de replacer ces événements dans le cadre plus large des mobilisations sociales qui ont vu le jour depuis que l’AKP d’Erdogan a pris le pouvoir. En effet, de nombreuses voix s’accordent sur le fait que, depuis les manifestations Gezi du printemps 2013, un mouvement social d’une telle ampleur n’avait pas vu le jour. Les manifestations Gezi avaient débuté à Istanbul suite à l’opposition d’un petit nombre de militants écologistes contre le déracinement d’arbres dans le parc de Gezi. Le gouvernement projetait de construire à la place du parc un centre commercial et de rénover des casernes ottomanes. Le mouvement s’est ensuite élargi à une contestation politique de plus large ampleur, qui est parvenu à rassembler diverses strates sociales, mais surtout un large spectre politique, de la droite à la gauche pro-kurde, sans oublier des personnes non-politisées. Les revendications sont devenues politiques et démocratiques : critique de l’attitude autoritaire de Recep Tayyip Erdoğan, de la violation des droits démocratiques, des violences policières. A ces revendications démocratiques s’ajoutaient aussi une volonté de changement sociétal, réclamant notamment la reconnaissance de la communauté LGBTQ+, des droits des femmes, ou encore des minorités kurdes et alévies. Néanmoins, la vague d’espoir suscitée par le mouvement a vite été balayée par la force : le parc est violemment évacué après 11 jours d’occupation, 8 personnes perdent la vie, les blessés se comptent par milliers. Cette répression a confirmé le « tournant autoritaire » (Esen et Gümüşçü, 2016) amorcé par l’AKP depuis les années 2010.


Gezi a donc été un point de bascule déterminant pour la démocratie turque, et il semble que le spectre de cette mobilisation flotte au-dessus des manifestations de la Bogaziçi. L’arsenal policier et militaire déployé à l’entrée du campus en témoigne : le pouvoir se protège. Le mouvement est d’ailleurs dans les esprits de nombreux militants nés à la fin des années 1990 et que ces manifestations avaient contribué à politiser. Toutefois, le contexte dans lequel s’inscrit les manifestations de l’université du Bosphore est bien différent : une nouvelle génération, qui n’a pas connu Gezi, est arrivée à l’université, la crise sanitaire complique fortement les rassemblements, l’autoritarisme du gouvernement n’a cessé de s’accroître. Ces mobilisations s’inscrivent à la fois en continuité et en rupture avec Gezi : elles sont néanmoins en commun la critique de l’hégémonie de l’AKP. Alors que le parti d’Erdogan est en perte de vitesse, notamment à cause des crises économiques et sanitaires qui frappent durement la Turquie, ces mobilisations pourraient bien reconfigurer le paysage politique du pays pour la décennie qui s’ouvre.


La nomination de Bulu est sortie de l’enceinte de l’université pour devenir un énième point de fracture dans la population turque et une nouvelle occasion de démonstration de force de la part d’Erdogan. Les voix s’élèvent et la répression se durcit, est-ce le signe d’un pouvoir qui craint un nouveau Gezi ?


8 vues0 commentaire
bottom of page