top of page

Erdogan- Modi : perspectives croisées sur le populisme religieux

Dernière mise à jour : 16 févr. 2021

Article écrit sous la direction de Bayram Balcı pour le blog de l'Institut français des études anatoliennes


Rarement comparées, la démocratie indienne et turque ont ceci de commun qu’elles sortent considérablement affaiblies de la dernière décennie. Toutes deux érigées sur un idéal de sécularisme garanti par leurs textes constitutionnels, elles ont vu le religieux progressivement investir leur espace politique et social.



Pendant que “la plus grande démocratie du monde” revêt les habits oranges de l’hindouisme, le “modèle de conciliation de l’islam et de la démocratie” se pavane drapé de vert aux yeux du monde - l’une comme l’autre dégringolent dans les classements annuels de liberté de la presse, de respect de l’État de droit et autres indices de démocratie. Très vite les voilà placés sous le joug des régimes autoritaires et populistes, comme pris par la vague contemporaine des démocraties souillées. Si un ensemble de conjonctures systémiques et nationales entre en jeu, il semble que dans les deux cas ces déclins s’inscrivent dans une ère bien précise : celle du règne de Narendra Modi et de Recep Tayyip Erdoğan aux tournants des années 2014. Communément qualifiés de populistes, leur pratique du pouvoir est portée par un nationalisme décomplexé soutenu par un électorat mouvant mais fidèle. Alors que l’Inde réforme sa citoyenneté en 2019 pour en exclure les musulmans arrivés sur son sol après 2014, la Turquie tente de s'ériger en refuge et repère pour les musulmans du monde entier après avoir vu sa constitution réformée au profit de la concentration des pouvoirs dans les mains d’Erdoğan. La dynamique est comparable : des hommes de religion au pouvoir dans des nations séculaires en profonde mutation.

La mise en perspective du modèle Modi et de celui d’Erdoğan est donc l’occasion de penser non seulement le populisme religieux comme renouveau du nationalisme mais aussi comme outil de réforme profonde de l’État.


Modi arrive au pouvoir en 2014 après une longue carrière politique dans l’État du Gujarat. Erdoğan devient Premier Ministre de la Turquie en 2003 après un mandat à la tête d’Istanbul puis accède à la Présidence de la République en 2014. Si l’un comme l’autre apparaissent initialement comme des hommes de vertus porteur de changement et de développement économique, ils prennent un tournant décisif aux alentours des années 2014-2016. Modi - bien que déjà lourdement contesté depuis 2002 pour son implication dans les pogroms anti-musulmans du Gujarat - se fait élire en 2014 sur des promesses de croissance mais fait campagne en 2018 sur des enjeux identitaires et religieux. Erdoğan porte pendant longtemps la candidature de la Turquie à l’entrée dans l’Union européenne, réformes économiques et politiques à l’appui, jusqu’à durcir son pouvoir au fil des questions kurdes et syriennes, puis très ouvertement à la suite du coup d’État manqué de 2016.


Dans les deux cas, le déclin des principes démocratiques s’accompagne de l’essor d’une pratique politique fondamentalement personnelle et incarnée par un homme fort qui établit un lien nouveau entre l’État et la nation. Si nous reviendrons sur la nature de la nation à laquelle se rapportent Erdoğan et Modi plus tard, arrêtons nous un instant sur le type de lien qu’ils incarnent. La presse et la recherche occidentale n’hésitent pas à les ranger dans la case des populistes et ont considérablement couvert cette question afin de mettre en avant les ressorts rhétoriques et pratiques qui lient singulièrement Modi et Erdoğan au peuple. Alors que Modi s’illustre dans un rapport très direct à son électorat, qui passe notamment par l’usage des réseaux sociaux (notamment par une application dédiée, “Modi app”), Erdoğan a par exemple tendance à s’exprimer dans un langage plus populaire que ces prédécesseurs, ce qui lui a rapidement valu de se distinguer des élites qu’il fustige.

Les deux hommes ont d’ailleurs un narratif très similaire “d’homme du peuple” que leurs équipes de campagne et de communication ne se lassent pas de revendiquer. Issu d’une famille de petits commerçants d’une ville moyenne du Gujarat, Modi raconte fréquemment qu’il aidait son père à vendre du thé à la station de train de Vadnagar. De même, Erdoğan aime à rappeler son adolescence modeste passée dans le quartier populaire de Kasimpasa à Istanbul où il vendait des simits dans la rue. Outre leur appartenance commune aux classes populaires qui les conforte dans leur proximité avec le peuple, un élément commun de parcours est encore plus significatif au regard de leur lien avec le religieux. En effet, Modi comme Erdoğan ont reçu une éducation religieuse approfondie au cours de leur jeunesse, ce qui est d’autant plus remarquable qu’elle était à cette époque rare. Modi entre à l’âge de 8 ans dans l’organisation nationaliste-hindoue Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS) qui joue aujourd’hui le rôle déterminant de milice de l’Hindutva. Il passe aussi beaucoup de temps dans divers centres religieux du pays lors d’un grand tour de l’Inde à la fin des années 1960. De son côté, Erdoğan fait son lycée dans une Imam Hatip, une institution qui a vocation à former des imams et dont l’enseignement repose principalement sur l’étude du Coran et de la langue arabe. Plus tard, l’un comme l’autre font leurs premiers pas en politique par le biais d'organisations religieuses, que ce soit en montant dans le RSS pour le premier ou en intégrant le Millî Selâmet Partisi, parti politique d'obédience islamiste pour le second. Au regard du parcours de Modi et d’Erdoğan se dessine donc la logique d’une pratique populiste du pouvoir tournée vers le religieux.


Dans les deux cas, la volonté de se maintenir au pouvoir dans une période de baisse de la popularité a été le déclencheur d’une nouvelle pratique du pouvoir, centrée sur un discours voué à flatter un électorat religieux souffrant d’un déclassement, ou plutôt présenté comme tel. Ainsi, comme l’indique Christophe Jaffrelot, Modi a progressivement redessiné les limites de l’électorat indien en contournant le vote de caste par l’instauration d’un vote ethno-religieux. Alors que le BJP était principalement soutenu par les Other backaward classes (OBC) qui représentent la frange moyenne de la population, il a réussi à inclure les populations plus rurales et pauvres en suscitant chez eux un sentiment d’appartenance à l’hindouisme. Cette rhétorique s’est révélée être particulièrement efficace dans les États du Nord de l’Inde, là où la mise en avant de pratiques dérivées de l’hindouisme, à l’instar du yoga promu par la création d’un ministère dédié, a permis de fédérer les populations plus réticentes de l’Inde du Sud. Cette progressive superposition de l’appartenance à la nation entre en résonance avec la pratique du pouvoir d’Erdoğan qui tend vers la promotion d’une “nouvelle Turquie” fondamentalement tournée vers la pratique de l’islam. Il s’agit alors, à l’instar de Modi avec la population musulmane (mais aussi chrétienne), de s’inscrire dans un discours anti-occident fondamentalement opposé au sécularisme. La dénonciation des élites comme traîtres à la nation, dans les clous du populisme contemporain, s’illustre alors dans un rejet commun de l’héritage progressiste du XXe siècle. ll s’agit pour Modi comme pour Erdoğan d’un exercice assez délicat de dénonciation de valeurs jugées contraires à la nation qui sont l’œuvre d’hommes considérés comme “père fondateur” de cette dernière. Alors qu’Erdoğan s’est replié sur l’attaque des “élites occidentales” laïques pour vernir son rejet du kémalisme, Modi laisse penser que les musulmans d’Inde ont leur place au Pakistan sans pouvoir ouvertement dénoncer le pluralisme de l’indépendance défendu par Gandhi, alors même que ce dernier a été assassiné par un membre du RSS.


Ce rapport complexe à une mémoire nationale toujours vive chez les populations indiennes et turques (à en croire simplement l'omniprésence des statues et autres affiches d'Atatürk et de Gandhi dans les rues d’Istanbul ou de Mumbai) est dépassé dans les deux cas par une superposition de la nation et de la religion : Gandhi et Atatürk ont peut-être fondé l’État, Modi et Erdoğan défendent la nation dans ce qu’elle a de plus prétendument ancestrale. Cette idée s’illustre particulièrement dans le rapport des deux chefs d’État au patrimoine historique. La réécriture de l’histoire tend pour Modi comme pour Erdoğan à inscrire leurs mandats respectifs dans le temps long de la supposée identité profonde de la nation, dans un retour à la pureté de l’Inde éternelle (en effaçant notamment les cinq siècles d’Empire Moghol des manuels scolaires) ou à la splendeur de l’Empire ottoman.

Leurs mandats s’inscrivent ainsi dans une tentative de reconquête d’un patrimoine historique extrêmement symbolique. Le 5 août 2020 Modi inaugure le début des travaux de la démolition de la mosquée Babri Masjid construite au XVIe sur un site revendiqué dans la violence par les troupes du Sangh Parivar comme le lieu de naissance du dieu Rama. Approuvée par la décision finale de la Cour Suprême de novembre 2019, cette démolition permettra la reconstruction d’un temple hindou sur les ruines de la mosquée, faisant entrer Modi dans le Panthéon des défenseurs historiques de l’hindouisme face aux “envahisseurs musulmans”. Parallèlement, Erdoğan a fait de la reconversion d’Hagia Sophia en mosquée un combat politique lui offrant à terme une place dans la lignée des grands hommes de l’empire ottoman liés à ce lieu. Dans les deux cas, le symbolisme émotionnel de la “reconquête” s’inscrit dans une dynamique plus large de modification de l’espace public dans une volonté de retour et de promotion du patrimoine religieux. Que ce soit l’intensification des débats autour du respect des vaches dans les rues indiennes, ou la multiplication des mosquées dans Istanbul sous le mandat d’Erdoğan, le nationalisme religieux est relayé par une même volonté de s’inscrire dans le temps long de la nation revendiquée qui dépasse le discours pour s’accrocher à la pierre.



En redéfinissant les contours de la nation par le religieux tout en s’inscrivant dans une pratique du pouvoir d’incarnation de cette même nation, Erdoğan et Modi ont progressivement cherché à superposer la nation religieuse à l’État et à ses institutions. Ce phénomène s’observe autant dans le droit que dans les faits de nouvelles pratiques étatiques. Sous Erdoğan, la mutation de l’État turc est avant tout marquée par une concentration des pouvoirs vers la figure du Président de la République qui établit un lien direct entre la personne d’Erdoğan, incarnation d’une nation religieuse, et la fonction présidentielle à la tête de l’État. La réforme de la constitution par référendum en 2017 est absolument tournée vers l’homme de la présidence, puisqu’il s’agit d’étendre considérablement ses pouvoirs déjà bien renforcés au lendemain du coup d’État manqué. Dès lors, il semble que la mainmise sur le pouvoir d’Erdoğan, et le soutien que lui apporte la moitié de population, intervient comme une confirmation de la résonance du discours nationaliste d’Erdoğan. Les nombreuses arrestations, purges et autres emprisonnements post-2016 s’effectuent en grande partie au motif d’éloigner les "traîtres à la nation”. S’il n’est pas directement question de religion, la sévérité actuelle héritée du coup prend pour cible des franges de la population considérées comme les élites occidentalisées et laïques sur lesquelles s’appuie Erdoğan pour conforter le conservatisme et la foi d’une partie de son électorat. La réaction du pouvoir aux protestations du corps académique de la Bogazici en est l’exemple le plus récent. De l’autre côté, si Modi ne peut numériquement pas modifier la constitution, il déploie sa nouvelle nation par la loi. D’aucuns parlent d’Hindu Rashtra (règne hindou) qui serait passé du fait au droit, d’autant plus que les populations musulmanes sont de longue date marginalisées dans les institutions (elles représentent 14,2% de la population nationale mais 3,7% des députés au parlement national) et sont globalement plus précaires que les populations hindoues. La récente loi de réforme de la citoyenneté (citizenship amendment act, CAA) prévoit d’exclure les migrants arrivés en Inde du Pakistan, d’Afghanistan et du Bangladesh avant le 31 décembre 2014 de l’accès à la citoyenneté, ces trois pays s’avérant être musulmans. La restriction d’accès au droit de ces populations musulmanes a entraîné nombre de contestations partout dans le pays, et particulièrement à Delhi et dans l’Assam. Par ailleurs, la mise sous tutelle de l’État du Cachemire, seul état à majorité musulmane du pays en août 2019 et jusque-là sous statut semi-indépendant, ainsi que la répression qui a suivi, accentue la mise au banc systématique des populations musulmanes par des réformes initiées par Modi.


Le discours religieux qui se déploie dans l’État en interne par la stigmatisation et l’oppression de populations considérées comme anti-nation sur des critères religieux (laïc, musulman) est renforcé par l’édification de puissance à l’internationale sur un mode de prospérité et de défense religieuse. Si l’édification de la Turquie en force musulmane par excellence sur la scène internationale et notamment vis-à-vis de l’Union européenne, n’est plus à prouver, le soft power indien s’oriente de plus en plus vers une mise en avant de l'héritage hindou, en opposition avec le Pakistan, mais aussi plus largement grâce à une importante diaspora d’obédience hindou-nationaliste. D’autres facteurs peuvent être évoqués : la sponsorisation de personnalités hindoues à l’étranger, à l’instar du gourou Sai Baba qui dispose de sections dans des dizaines de pays et qui voyagerait autant que le pape, ou encore l'hyper médiatisation des grandes fêtes hindoues auxquelles sont conviées des journalistes étrangers dans le cadre du programme de publicité touristique "Incredible !ndia” lancé en Europe. Le soft power religieux de l’Inde comme de la Turquie est par ailleurs renforcé par des velléités régionales qui confortent le discours nationaliste religieux en interne. L’animosité historique avec le Pakistan, réveillée récemment par les affrontements à la frontière sino-indienne, constitue un socle pratique de dénonciation de l’ennemi musulman qui mettrait en péril la nation dans ses frontières.


Modi et Erdoğan proposent donc un modèle de populisme qui se rejoint dans une utilisation similaire de la rhétorique religieuse comme redéfinition des contours de la nation qu’ils incarnent et défendent. Si cette mise en perspective est l’occasion de mettre à jour des synergies conjointes sur la pratique du pouvoir des deux hommes, il ne s’agirait pas de confondre la structure des partis politiques qui les soutiennent. Alors qu’Erdoğan et son parti sont présents dans le sillage politique turc depuis plus d’une vingtaine d’années, l’ascension de Modi ne semble pas correspondre seulement à celle du BJP mais d’une idéologie plus totale, l’Hindutva, structurée autour d’une véritable milice (RSS) et de plusieurs organisations, avant tout développées en parallèles des institutions que Modi aura fini par intégrer.

Notons enfin que les défis auxquels font face ces deux dirigeants pris entre les retombées de la pandémie mondiale et des contestations en interne portées par une certaine frange de la population (révoltes paysannes en Inde, mouvements étudiants en Turquie) ouvrent de nouvelles perspectives sur la résistance de ces pouvoirs bien installés à de nouveaux chocs.





25 vues0 commentaire
bottom of page